L'apparence du désordre est toujours de rigueur.

Le tisserand nous désigne, depuis des temps les plus reculés, comment l'entrecroisement orthonormé des fils de chaine et de trame peut produire une surface. De cette relation fusionnelle des lignes horizontales et verticales, Annick Doideau en a conservé progressivement la quintessence. Des années les plus récentes de son travail, rien de cette idyllique croisée des axes n'est ouvertement apparent dans ses oeuvres. Aujourd'hui, l'artiste rend presqu'indiscernable cette relation à une grille qui sous-tend l'organisation de chacune de ses réalisations ; cette grille qui a fondé une grande partie du vocabulaire de l'art moderne occidental. Après la relégation de la perspective, le rejet de l'illusionnisme pictural et la volonté de se libérer de la surface de la toile, au XXe siècle la peinture s'est entièrement redéfinie hors des conventions héritées de la Renaissance. Si Annick Doideau ne s'éloigne pas totalement de la question initiale du plan du tableau, elle prône toutefois l'existence d'une oeuvre paradoxalement habitée par son évasion dans l'espace environnemental. Sa peinture convoque la dislocation des surfaces, invite le bas-relief par l'introduction de lattes de bois ou de pièces de carton puis, par audaces successives, en vient à solliciter le volume lorsque ses assemblages se déploient en de fragiles constructions, parfois semblables à une cage thoracique, accrochées au mur. Le parcours de l'artiste ne nous incite pas toutefois à imaginer le reniement d'une culture picturale, puisqu'elle en nourrit toujours sa démarche. L'héritage cubiste modère les excès de la couleur, une grande économie de son usage conforte Annick Doideau à la valorisation des matériaux employés et forge sa conviction qu'une peinture puisse aujourd'hui exister en dehors de ses référents traditionnels, pour s'appuyer sur l'élaboration d'une écriture plastique structurant l'espace de son accrochage.

L'artiste compose ses oeuvres comme des chahuts supposés et pour se faire sollicite parfois le hasard. Jetées au sol comme les baguettes d'un Mikado, les lattes de bois proposent des chaos visuels qu'Annick Doideau ré-agence patiemment pour inventer des séquences rythmiques, imaginant même qu'une calligraphie serait déjà contenue dans ces synapses initialement aléatoires. Les languettes de peuplier ou de carton sont à l'image des touches de peintures, qu'elle efface ou qu'elle déplace, qui se superposent et s'articulent afin de former des enchaînements de traits, organiser des conglomérats où la dynamique d'un mouvement serait préservée et suspendue. L'entrecroisement des lattes, agissant comme autant de tirets combinés entre eux, produit son propre format avec sa cinétique fait d'ellipses, de liens et de ruptures débouchant sur un réseau arachnéen cloisonnant des vides à l'intérieur desquels le blanc du mur s'invitera. Dans l'interstice glissé entre la surface d'accrochage et l'assemblage de planchettes, l'air circule, les épaisseurs sont visibles et les ombres s'y projettent en des images atténuées de lignes pour un dédoublement impalpable et fragile de l'oeuvre elle-même. Peu importe donc les méthodes d'élaboration, pour l'artiste l'essentiel est de permettre, grâce à la substitution de la malléabilité de la peinture par la plasticité du bois, la cristallisation des enjeux d'une reconquête du mur de l'atelier, et par la suite, ceux des salles d'exposition.

Lors du passage de leur lieu de conception vers des espaces publics, le temps d'une présentation hors de son atelier, Annick Doideau pratique la symbiose de son œuvre avec le mur, comme une plante recherche le meilleur emplacement à son déploiement. Il lui faut de l'air, de la lumière et de l'espace, retrouver un cadre idéal dans le périmètre élargi du nouveau champ visuel qui s'offre à elle. Á chaque exposition, l'artiste s'oblige à de nouvelles formes de ressaisissement de ses reliefs picturaux sur des cloisons blanches comme sur les moulures des boiseries des salles d'Issoire, à l'intérieur ou l'extérieur desquels elle se trouve invitée à jouer et déjouer une interprétation du lieu. Quelles qu'elles soient, les constructions graphiques d'Annick Doideau deviennent par leur disposition à la surface d'un mur les initiatrices d'une reformulation des espaces qui les supportent. Ainsi chaque œuvre se réinvente sur les cimaises qu'elle recouvre et découvre. Chaque emplacement y accueille les mises en tension d' une œuvre spécifique, pensée pour lui, ici et là, entre la remise en doute et la réactivation des expériences de l'artiste.


Jacques Py, 22 décembre 2014